LA VEUVE ET LE JUGE INJUSTE

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LA VEUVE ET LE JUGE INJUSTE
(Lc 18.1-8)
Jésus leur dit une parabole, pour montrer qu'il faut toujours prier et ne pas se lasser. Il dit : Il y avait dans une ville un juge qui ne craignait pas Dieu et qui n'avait d'égard pour personne.
Il y avait aussi dans cette ville une veuve qui venait lui dire : Fais-moi justice de mon adversaire. Pendant longtemps il ne voulut pas. Mais ensuite il dit en lui-même : Bien que je ne craigne pas Dieu et que je n'aie d'égard pour personne, néanmoins, parce que cette veuve me cause des ennuis, je lui ferai justice, de peur que jusqu'à la fin, elle ne vienne me casser la tête.
Le Seigneur ajouta : Entendez ce que dit le juge inique. Et Dieu ne ferait-il point justice à ses élus qui crient à lui jour et nuit, et tarderait-il à leur égard ? Je vous le dis, il leur fera promptement justice. Mais quand le Fils de l'homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?
Comme beaucoup d'autres histoires de Jésus, en voici une qui, sous des dehors simples, cache de profondes vérités théologiques et spirituelles. Pour commencer, rappelons un texte du livre deutérocanonique, le Siracide (Ecclésiastique 35.14-19), dont le rapprochement avec notre parabole est instructif :
(Dieu] ne néglige pas la supplication de l'orphelin, ni de la veuve qui épanche ses plaintes.
Les larmes de la veuve ne coulent-elles pas sur ses joues ? Et son cri n'accable-t-il pas celui qui les provoque ?
Celui qui sert Dieu de tout son cœur est agréé et son appel parvient jusqu'aux nuées.
La prière de l'humble pénètre les nuées ; tant qu'elle n'est pas arrivée, il ne se console pas.
Il n'a de cesse que le Très-Haut n'ait jeté les yeux sur lui, qu'il n'ait fait droit aux justes et rétabli l'équité.
Et le Seigneur ne tardera pas. Il n'aura pas de patience à leur égard.
LE SUJET DE LA PARABOLE
Notre texte porte sur le sujet de la prière ; or celle-ci est un mode de relation privilégié à Dieu. Il nous importe donc de méditer sur ce que le Seigneur nous en dit.
Comme la grande majorité des paraboles de Jésus, celle-ci présente une structure qu'on peut discerner avec suffisamment de certitude : nous avons deux actes de deux scènes chacun :
Acte 1 Le juge et la veuve
Acte 2 la veuve et le juge
C'est d'abord la figure du juge qui nous retiendra :
Homme de grand pouvoir, il était censé craindre Dieu, et agir selon le droit.
Cette question est tellement importante pour les Écritures qu'elle a fait l'objet de recommandations spéciales. Ainsi, selon le livre des Chroniques (2 Ch 19.4-6), une réforme importante de Josaphat fut d'établir dans chaque ville de Juda des juges qui agissent avec droiture. Voici ses recommandations :
Il dit aux juges : Veillez à ce que vous ferez, car ce n'est pas pour des hommes que vous prononcez des jugements ; c'est pour l'Éternel qui sera près de vous en matière de droit.
Maintenant que la crainte de l'Éternel soit sur vous ; prenez garde quand vous agirez, car il n'y a chez l'Éternel, notre Dieu, ni fraude, ni considération de personnes, ni acceptation de présent.
De telles exhortations n'étaient point inutiles dans une société qui avait à cœur la justice et où un juge disposait à l'occasion de pouvoirs considérables.
On sait d'autre part que les juges de la Palestine des temps de Jésus pouvaient être iniques jusqu'à la corruption.
Les magistrats locaux du temps de Jésus, juifs ou romains pouvaient être si corrompus, qu’un livre important de la spiritualité juive (le Talmud) les évoque avec un grand mépris. Il les accuse d'ignorance, d'user d'arbitraire dans leurs décisions, de convoitise au point de pervertir la justice pour un plat de viande.
Le juge de Luc 18.2 est une perversion du juge institué par Josaphat. Le texte, en effet, le décrit par deux caractéristiques entièrement négatives :
a. il ne craignait pas Dieu
b. il n'avait d'égard pour personne (lit. il ne considérait pas / n'avait pas honte / ne respectait pas l'homme).
La première caractéristique, nous la comprenons aisément : le juge est, à toute fin pratique, un païen, quelqu'un qui ne vivait pas et ne jugeait pas selon la Loi de Yahvé.
La deuxième caractéristique nous retiendra un peu plus. Elle revient à dire que l'opinion des autres ne compte pas aux yeux de ce juge. Il n'a pas un sens de l'importance de l'estime sociale, et la crainte de la « honte », une dimension essentielle à une vie sociale équilibrée dans le Proche-Orient.
La deuxième scène nous met en présence d'une veuve,
Une personne vulnérable et souvent démunie ; dans une société où les jeunes filles pouvaient être mariées dès l'âge de treize ou quatorze ans, il arrivait que les veuves soient très jeunes, sans protecteur mâle pour en prendre soin, ni pour subvenir à leurs besoins matériels (si elles ont des enfants, ces derniers sont encore trop jeunes). La perte de statut social pouvait donc s'accompagner de pauvreté, sinon d'indigence.
On n'est guère étonné de constater, aux vues de cela, que l'Ancien et le Nouveau Testament mettent souvent dans la même catégorie sociale les veuves et les orphelins (voir Ex 22.22, Dt 10. 18, 24.17, 27.19, Es 1. 17, 10.2, Mc 12.40).
L'apôtre Jacques déclare :
« La religion authentique et pure aux yeux de Dieu, le Père, consiste à aider les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se garder des souillures du monde » (1.27)
. Déjà, le psalmiste soulignait : « Le père des orphelins, le défenseur des veuves, c'est l'Éternel dans sa sainte demeure » (Ps 68.6, voir aussi 146.9 et Dt 10.18).
La masse des textes vétéro-testamentaires sur cette question est telle que la loi juive exigeait que les demandes de justice des orphelins soient entendues les premières, immédiatement suivies de celles des veuves.
Dans l'histoire que Jésus raconte, les droits de la veuve ont été violés, et elle demande qu'on lui rende justice.
Elle ne peut pas se défendre toute seule, elle vient devant la justice plaider sa cause : étant donné sa situation, c'est le seul lieu où elle peut espérer avoir gain de cause. Il s'agit probablement d'une affaire d'argent, puisque la veuve apporte sa plainte devant un seul juge, et non devant un tribunal. Sans doute, suggère-t-il, lui retient-on injustement une créance, un gage ou une part d'héritage.
Résumons la situation :
Un juge puissant d'un côté, qui ne respecte pas Dieu, et qui n'a cure de ce que les hommes pensent de lui ; de l'autre côté, une pauvre veuve, figure de la personne vulnérable, abandonnée, sans défense.
Elle porte plainte - l'auditoire est porté à penser qu'elle est dans son droit - mais pour des raisons qui ne sont pas divulguées, le juge refuse de lui rendre justice.
Puisqu'elle n'est pas suffisamment riche pour soudoyer le juge, celui-ci, à l'évidence, préfère donner gain de cause à son adversaire, peut-être un homme riche et considéré qui saurait récompenser le magistrat indélicat.
L'auditoire de Jésus réagit à cette situation en déplorant cette injustice, peut-être avec indignation, peut-être avec réalisme ou fatalisme : « Voilà, ce sont toujours les riches et les puissants qui finissent par l'emporter ; les pauvres et les démunis sont l'objet d'injustices perpétuelles ». C'est bien dommage pour la veuve, mais il n'y a rien à faire, il lui faut accepter le sort.
ACTE DEUX : LA VEUVE PERSISTE QUAND MÊME !
Le deuxième acte met en scène, une fois de plus, le juge, cette fois-ci se parlant à lui-même :
Il reconnaît la justesse du jugement que le narrateur a passé sur lui. Un élément nouveau fait cependant son apparition : malgré cet état de choses, le juge décide de rendre justice à la veuve. Et il avance une raison : de peur, disent nos versions, que la veuve « ne vienne sans fin ou jusqu'à la fin me rompre (ou casser) la tête ».
L'expression mérite commentaire. Littéralement, le mot (hupôpiazo) se traduit par « frapper sous l'œil », « donner un œil noir » ; au sens figuré, le mot signifie « meurtrir, molester » ou plus affaibli, « importuner, tanner », « casser la tête » à quelqu'un.
Le juge est visiblement ennuyé par les constantes récriminations de la veuve, et il craint qu'elle ne continue sans fin à lui casser la tête ; aussi, pour un motif purement égoïste, décide-t-il finalement de lui rendre justice.
Voilà donc l'arrière-plan culturel et littéraire de cette parabole. Cette connaissance est vitale pour une compréhension correcte de la parabole.
En effet, certains chrétiens ont été quelque peu scandalisés par cette histoire de Jésus, et l'explication que nous en avons donnée jusqu'ici ne fait rien pour aider à sortir du dilemme.
Comment, disent-ils, peut-on comparer Dieu à un juge injuste, qui ne se décide à agir que devant l'opiniâtreté et l'entêtement de la veuve ?
Doit-on comprendre que Dieu a des penchants sadiques, et qu'il n'agira que devant une opiniâtre insistance de notre part ?
Rien de cela, évidemment. Comme dans la parabole de Luc 11, Jésus utilise ici un mode de raisonnement fréquent dans les cercles rabbiniques de son temps, dit « du moins important au plus important ».
La situation de la veuve semblait désespérée : une femme dans un monde d'hommes ; une pauvre, sans influence, face à un juge puissant. Elle ne pouvait faire appel ni à la piété de ce dernier, ni à son sens de la justice, pas plus qu'à son sens de l'honneur communautaire, car il n'en avait pas.
Et pourtant ! Non seulement elle finit par faire entendre sa plainte, mais elle gagne sa cause.
Or, le croyant est dans une situation infiniment plus privilégiée. Il n'a pas affaire à un juge injuste, il adresse ses requêtes au Dieu de toute justice ; bien plus, il prie son Père céleste. Celui qui a tellement à cœur l'intérêt des siens.
Par ailleurs, le chrétien n'est pas dans une situation comparable à celle d'une veuve vulnérable, sans défense et sans aucun secours. Il est l'élu du Ciel (v. 6).
De là, la conclusion en forme de question de Jésus. Est-il possible que Dieu n'entende pas la prière des siens ? Impossible.
C’est donc avec la plus grande assurance que le chrétien est invité à prier et à persévérer dans la prière.
Aussi difficile que sa situation lui apparaisse, elle ne peut être aussi difficile que celle de la veuve de la parabole. Si elle a eu gain de cause, à combien plus forte raison pouvons-nous être assurés que Dieu répondra à nos prières.
Cette interprétation est confirmée par l'introduction de l'évangéliste au verset 1, selon laquelle la parabole enseigne qu'il faut prier constamment, sans se décourager.
Les paroles de conclusion de Jésus (vv. 6-8) nous orientent dans le même sens :
Et le Seigneur dit : Écoutez ce que dit le juge inique. Et Dieu ne ferait-il pas justice à ses élus eux qui crient vers lui nuit et jour alors qu'il est patient à leur égard ?
Je vous dis qu'il leur fera justice bien vite.
Mais quand le Fils de l'homme viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ?
il est patient à leur égard ? “
C'est une qualité remarquablement divine : Dieu retient sa colère et son jugement, même quand ils sont mérités ; en cela, il se montre patient.
Une histoire rabbinique illustre de belle façon la « patience » de Dieu dont il est question ici :
Les rabbins racontent l'histoire d'un roi qui se demandait où placer la garnison de ses troupes. Après mûre réflexion, il décida de construire les forteresses de ses armées à une distance respectable de la capitale du pays. On lui demanda pourquoi il ne les avait pas bâties plus près de celle-ci. A quoi il répondit : si jamais il y avait une rébellion de mes sujets, l'armée mettrait du temps à arriver sur les lieux, et mes sujets auraient l'occasion de se repentir et de se détourner de leurs mauvaises actions. J'aurais ainsi une occasion de plus de leur éviter le châtiment. « Et de cette manière, concluaient les rabbins, Dieu garde sa colère à distance pour permettre à Israël de se repentir ».
C'est une qualité remarquable dont la seule limite est d'être, dans les discours des rabbins, refusée aux païens.
Il semble que dans le Nouveau Testament, dans tous les cas où Dieu est le sujet de la “patience”, celle-ci fait référence à l'action de mettre de côté sa colère, de ne pas traiter des sujets selon ce qu'ils méritent.
Il faut donc comprendre cette partie de verset comme une affirmation de la décision de Dieu d'être patient avec ses élus, malgré leurs péchés ; ainsi comprise, c'est une déclaration que nous avons dans la bouche de Jésus, et non une interrogation.
Nous pouvons maintenant résumer l'enseignement de cette parabole :
En tant que croyants, nous sommes encouragés non seulement à prier, mais à prier avec persévérance, sachant que nous avons des atouts (la personne et le caractère de Dieu, la réalité de notre élection et celle de notre adoption) qui font que Dieu répondra à nos prières.
Si la veuve de l'histoire a été exaucée, nous le serons d'autant plus : dans cette affaire, le Seigneur nous autorise à avoir une confiance inébranlable.
Les disciples de Jésus pouvaient cependant, avec raison, considérer leurs propres faiblesses et se demander si Dieu pouvait être patient avec eux, s'il pouvait réellement supporter leur faiblesse et leurs manquements.
Comme le prophète Ésaïe, les disciples de Jésus avaient, à l'occasion, un sens profond de leurs péchés. Pour que Dieu les écoute, il lui faut mettre de côté sa colère et exercer sa « patience » ; ainsi pourront-ils être justifiés.
Dans ces conditions, la seule question pertinente est celle-ci : les disciples vont-ils persévérer dans la foi ? C'est le défi que leur laisse leur Seigneur, alors qu'il voit s'approcher son grand Jour, le jour où il leur sera enlevé et où ils seront tentés de dire : Dieu nous abandonne, nos péchés sont trop grands pour qu'il puisse nous tolérer encore.
Ayez foi, dit Jésus, en raison de son extraordinaire patience, Dieu ne vous abandonnera pas. Cette qualité lui permet d'éloigner de vous vos fautes, et de ne pas les mettre à votre compte.
À la question : Dieu ne ferait-il pas justice à ses élus ? Jésus répond : Dieu leur fera promptement justice.
Au cri des élus répond la patience de Dieu par laquelle il détourne sa colère de ses élus.
À l'interpellation de départ - « Considérez ce que dit le juge injuste » -, répond l'interpellation finale, « Quand le Fils de l'homme reviendra, trouvera-t-il de la foi sur terre ? ». Les verbes des lignes extrêmes sont tous les deux au futur, ceux des lignes médianes sont au présent
LA PARABOLE ET NOUS
En plaçant cette parabole seulement quelques versets avant le récit de la passion, il n'est pas invraisemblable que Luc ait voulu l'appliquer en premier lieu à Jésus.
Ses ennemis se sentent de plus en plus en force ; Dieu va-t-il justifier son prophète, son Oint ? C'est le récit de la résurrection qui fournira la réponse décisive : le Christ est justifié par le Père dans ses affirmations par la réalité du tombeau vide et par ses apparitions comme Ressuscité.
Cet accomplissement est un encouragement supplémentaire pour le croyant d'aujourd'hui : s'il passe par des difficultés qui peuvent paraître insurmontables, qu'il médite la parabole de la veuve et du juge injuste ; et qu'il médite de plus l'exemple de justification historique par lequel Dieu a revendiqué son Oint.
N'est-ce-pas un encouragement extraordinaire pour les croyants de notre temps : oui, nous pouvons avoir une pleine confiance en notre Père céleste. Il usera de patience envers nous, il ne jugera pas selon les péchés, il ne déchaînera pas sa colère, il répondra positivement, avec compassion et avec amour.
Ayant un tel Dieu que nous servons, persévérons avec une pleine foi et une assurance qu'autorise et que commande l'Écriture sainte (voir On 2.18ss).
Rappelons-nous que l'élection est d'abord une invitation à la responsabilité et au service, et ensuite seulement un privilège dont on jouit.
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